Manager comme… Le Capitaine Kirk

« Pleine puissance, Monsieur Sulu ! » Le Capitaine James T. Kirk, enfoncé dans son fauteuil de commandement et dans un « col V » jaune rescapé des sixties, agrippe l’un des deux accoudoirs d’une main crispée et appuie son coude sur l’autre. Égrenant un chapelet invisible d’une main soucieuse, il dispatche ses ordres sans relâche, d’un bout à l’autre de ce cockpit mythique dans lequel se déroule une bonne partie de l’histoire de Star Trek.

Aux commandes de l’Enterprise

Il dirige une équipe restreinte, dix subordonnés tout au plus, qui prennent soin de rester à portée de voix du Commandant. Dans un futur visiblement très automatisé, l’équipage a déserté le pont et la salle des machines. Toute la responsabilité de la manœuvre revient ainsi à cette petite équipe confinée dans la salle des commandes. Chacun des membres de la garde rapprochée du Capitaine Kirk connaît sa fonction par cœur et l’exerce comme une routine bien huilée. La raison d’être du Capitaine n’est pas d’indiquer à chacun ce qu’il doit faire, il est d’ailleurs loin de maîtriser l’ensemble des systèmes composant le bâtiment. Il donne la cadence et maintient la coordination des opérations : il optimise les performances de son vaisseau, tout en évitant aux nombreux systèmes complexes qui composent l’Enterprise d’entrer en conflit. Car il n’est rien de plus irritant que d’atterrir sur une planète inconnue et hostile avant d’avoir sorti le train d’atterrissage…

Dès que le vaisseau se pose, le très habile Capitaine n’hésite pas à bondir de son fauteuil pour marcher en tête de ses subordonnés partis explorer les environs et tomber gaiement dans la majorité des pièges tendus par les ennemis de la Fédération. Car le Capitaine est un homme d’action doublé d’un négociateur aguerri, aussi bien à l’aise aux commandes d’un vaisseau que pour dépatouiller ses équipes des plus délicates situations, souvent par la diplomatie.

Humaniste, il entretient une certaine proximité avec ses subalternes directs, ce qui donne beaucoup de couleurs à ce militaire galonné, dont on attendrait un peu de froideur, mais qui n’hésite pourtant pas à détourner les ordres pour partir secourir l’un des siens.

Un gestionnaire de complexité

En somme, ce manager-dispatcher proche de ses équipes, qui les coordonne sans ingérence, se contente de donner le rythme la plupart du temps. Se libérant ainsi du temps mais aussi de la charge cognitive, il réinvestit son énergie dans la gestion des difficultés au fur et à mesure qu’elles se présentent. La hiérarchie militaire étant ce qu’elle est, construite toute en profondeur, le Capitaine Kirk a su déléguer des responsabilités managériales à ses subalternes directs, ne gardant en vision qu’un ensemble prédigéré d’informations. C’est ce que l’on appelle la « vue d’hélicoptère ».

Sauf que le quotidien appelle à sortir régulièrement du pilote automatique pour plonger au cœur des problématiques, ce que le Capitaine Kirk fait avec brio lorsqu’il abandonne l’Enterprise pour affronter l’inconnu. La coordination croisée d’un grand nombre de métiers et les multiples niveaux hiérarchiques du monde militaire mettent en évidence une souplesse intellectuelle quasi-contorsionniste. A moins d’être au bout d’une carrière bien remplie, qui l’aurait amené à exercer la plupart des fonctions qu’il encadre, Kirk doit compter sur une aptitude – rare – à manager dans l’incertitude. Justement, le Capitaine sait prendre des décisions même lorsque certains paramètres lui échappent, ou que la situation ne lui est pas totalement claire. De l’intuition, donc, mais aussi une certaine appétence au risque et le courage d’assumer les conséquences.

Alors, si Kirk se décidait à quitter son vaisseau, son pull jaune et le 23ème siècle, pour rejoindre l’industrie de notre époque, où le trouverait-on ? Certainement aux commandes d’un programme automobile ou aéronautique, ou d’une démarche de transformation d’entreprise majeure. Son aisance à manœuvrer dans la complexité fait de lui le candidat parfait. Touche-à-tout, mais expert de rien, vif d’esprit et déterminé, il rassemble et inspire. Il sait s’entourer et débloquer les situations. C’est le croisement parfait entre un gestionnaire de portefeuille de projets et un responsable d’activité, la vision stratégique en moins.

La quantité croissante de données à gérer rend aussi ce profil particulièrement attrayant pour des strates intermédiaires de l’entreprise. A l’heure du Big Data et d’un réseau d’objets connectés en constante expansion, un nombre incommensurable de données est à disposition des entreprises. Les décisions reposent désormais sur des clusters d’analyses, c’est à dire des ensembles d’études croisées entre elles, qu’il faut réussir à s’approprier et à manipuler, tout en acceptant de ne pas en maîtriser tous les aspects.

Illustration : Composition VII | J. Kandinsky | The State Tretyakov Gallery, Moscou

Laisser un commentaire