La supply chain (réellement) agile

Si, comme moi, vous tombez dans la catégorie du bricoleur du dimanche, celui qui n’a pas le compas dans l’œil, vous vous êtes certainement déjà surpris, au rayon visserie, à contempler la créativité des quincaillers. Des vis 6 pans, à tête cylindrique ou bombée, fraisée, creuse, en étoile, fendue et même des vis sans tête. Des vis pour l’extérieur, pour l’intérieur, en acier, en inox, en laiton. Pour percer le bois, la brique, le métal… Si vous êtes comme moi donc, vous finissez toujours par sélectionner le type de vis qui vous semble faire le mieux l’affaire, mais sans vraiment être sûr. Du coup vous choisissez également un second paquet, juste au cas où.

Félicitations, vous venez d’enclencher un effet « boule de neige » qui aura des répercussions jusque chez les fournisseurs des fournisseurs de votre quincailler. Il s’agit d’un phénomène qui voit s’accumuler les stocks tout au long de la chaîne d’approvisionnement, la supply chain. Car si vous hésitez vous-même entre deux types de vis, imaginez que votre quincailler n’a aucune idée de votre besoin avant que vous ne franchissiez le pas de sa porte. Il va devoir garder du stock sur l’ensemble de son catalogue, juste au cas où.

Imaginez maintenant la taille des stocks sur toute la chaîne, sachant qu’à chaque étape, la visibilité sur votre besoin s’amenuise.

Agile ou flexible ?

L’effet « boule de neige », c’est une incertitude qui s’accroit à mesure que l’on s’éloigne du client final. Les fournisseurs de votre quincailler ne perçoivent de votre besoin que ce que celui-ci veut bien leur en dire : il leur faut interpréter les commandes passées par le quincailler pour deviner les ventes à venir. Cette analyse est d’autant plus difficile que l’on remonte la chaîne : les fournisseurs des fournisseurs auront certainement moins confiance en leurs prédictions et devront se couvrir par davantage de stocks.

Or les stocks sont des actifs circulants qui « bouchonnent » et alourdissent la structure en ajoutant à la congestion de la supply chain. Comme sur une autoroute où les estivants s’accumulent aux péages les jours de grands départs, ces actifs circulent moins bien lorsqu’ils sont en trop grand nombre et allongent mécaniquement les délais en production. Ces délais appellent, à leur tour, à mettre en place toujours plus de stock pour ne pas faire attendre le client. Un formidable cercle vicieux dans lequel tombent nombre d’organisations (voir mon article La Productivité n’est plus un pari d’avenir, juin 2014).

L'effet "boule de neige"
L’effet « boule de neige »

Traditionnellement, les entreprises éclairées luttent contre l’effet « boule de neige » en progressant le long de trois axes :

  • L’alignement de la supply chain pour réduire la perte en ligne : coordination des systèmes de planification et de pilotage de la production chez les partenaires, généralement à grand renfort d’échange de données électroniques,
  • L’adaptabilité de la supply chain pour améliorer la réponse aux signaux : des plans de réactivité pour activer la croissance ou la décroissance des capacités de production à partir de seuils définis et en maîtrisant les délais de mise en œuvre,
  • L’accélération de la production pour réduire la distance au consommateur : typiquement un programme lean agrémenté d’actions locales de type SMED, 5S, Zéro défaut et, en dernier lieu, Juste à temps.

Ces trois chantiers ont fait leurs preuves : nous les menons régulièrement chez nos clients pour engranger d’importants gains opérationnels. Cependant, il s’agit de flexibilité et non d’agilité à part entière, ces leviers n’éliminent pas la cause profonde : la distorsion du signal consommateur.

Le « PIC agile »

Pour lutter contre la perte en ligne, il est impératif de puiser l’information là où le signal est généré : au plus proche du client. Il s’agit ensuite d’asservir la supply chain à ce signal.

L’un de nos clients, un acteur historique du haut de gamme automobile, avait pour objectif de doubler ses ventes en cinq ans. Il s’agissait de développer des filiales très autonomes aux profils commerciaux différents : si la quasi-totalité du catalogue était proposée dans le monde entier, un article pouvait avoir un succès mitigé dans un pays A et être un véritable blockbuster dans un pays B. La supply chain du groupe délivrait alors un niveau de réactivité insuffisant pour rendre possible la croissance des filiales : le traditionnel Pareto trouvait ici ses limites.

Pour éliminer l’effet « boule de neige » avec des marchés très hétérogènes, nous avons conçu et déployé avec notre client un Plan industriel et commercial agile, ou PIC agile, sur la base de trois principes.

Principe n°1 : la voix du client est bien plus audible sur le terrain. Les prévisions ne sont plus seulement le résultat de l’analyse quantitative des ventes réalisée en central, elles sont proposées par les forces de vente locales. Car, paradoxalement, le volume de vente n’est pas nécessairement le moteur des filiales : un article de niche qui se vend peu peut néanmoins être un vecteur de fidélisation et de recrutement de nouveaux clients. Un autre produit qui se vend bien n’est peut-être que l’alternative à d’autres références plus stratégiques mais moins disponibles. En contact direct avec les clients, les commerciaux bénéficient d’une visibilité terrain sur les opportunités et l’évolution des affaires, les promotions et le risque d’attrition qui sont un bien meilleur baromètre du business à venir. Par conséquent, la filiale décide également des produits à conserver sur ses propres étagères et ceux pour lesquels un délai de livraison est acceptable pour le client. Le signal est prélevé à la source et remonte sans retraitement intermédiaire, donc sans perte en ligne.

Principe n°2 : l’information circule mieux lorsqu’elle est aiguillée. Une mécanique simple mais bien huilée, articulée autour de trois rendez-vous réguliers et rassemblant une trentaine de managers et sept filiales internationales, resserre l’analyse du signal sur une maille mensuelle. Plus le rythme de la routine est rapide, plus l’information circule vite et moins les décisions se font attendre. Des raccourcis existent et une partie des capacités de production est réservée aux urgences, pour réagir rapidement sans perturber les ateliers. Ces rituels sont les rouages du PIC agile : les tenir garantit que l’évolution des marchés entraîne bien les ajustements nécessaires du système de production et du réseau logistique.

Principe n°3 : les opérationnels doivent s’engager les uns vis-à-vis des autres. La direction de la supply chain adapte son réseau de sorte à rendre les produits disponibles dans les marchés qui les réclament. Elle consacre beaucoup de temps et d’attention aux produits stratégiques sélectionnés par chaque filiale pour les mettre à disposition aux bons endroits et aux bons moments, sans faire exploser les coûts. La direction industrielle maintient les capacités de production à niveau et provoque les mutations nécessaires à long terme. En retour, les filiales respectent quelques engagements, tels que l’équilibre du portefeuille entre produits stratégiques et non stratégiques, et une certaine stabilité pour éviter les à-coups et la désorganisation permanente de la supply chain. Il s’agit d’un véritable pacte opérationnel.

L'agilité en 6 chantiers pour la supply chain
L’agilité en 6 chantiers pour la supply chain

Une supply chain résiliente ?

Ce système pragmatique a permis d’augmenter considérablement la qualité du service rendu : lorsque les commerciaux locaux identifient une tendance non anticipée dans la consommation, ce changement se répercute immédiatement sur la supply chain. Celle-ci se réaligne en trois à six mois et les clients sont livrés dans les temps. Quant au stock global, il est resté à son niveau de départ, et il a même pu être réduit pour certaines références.

Le PIC agile, couplé aux actions de flexibilité présentées plus haut, est un outil redoutable pour rendre la supply chain plus résiliente. Pour résister aux chocs de plus en plus fréquents et aux retournements soudains sur leurs propres marchés, les entreprises doivent repenser dès maintenant leurs processus de planification et de pilotage et s’assurer d’être en mesure de répondre à cette question :

« En combien de temps sommes-nous capables de satisfaire nos clients si les besoins de ceux-ci venaient à changer brusquement ? »

Davy Rey – Septembre 2014

Illustration : Val d’Aoste, Tempête de neige, Avalanche et Orage | J. M. W. Turner | Art Institute of Chicago

3 commentaires sur « La supply chain (réellement) agile »

  1. Salut!

    C’est toi qui écrit tout ça Davy ?
    C’est vraiment bien écrit et très intéressant !!!

    Merci pour ces lectures toujours enrichissantes ☺
    Brahim

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